La Misa Criolla

Ariel Ramirez (1921-2010)

Pour l’oeil et pour l’oreille :
Canta en el Vaticano, en la misa de commemoración de la Virgen de Guadalupe, Patrona de América, 12/12/2014, Patricia Sosa canta (23mn 26 s)

Le compositeur

Sa carrière

Compositeur et pianiste, né à Santa Fe (Argentine) le 4 septembre 1921 ; mort à Mote Grande le 18 février 2010.

Ariel Ramirez naît dans une famille de musiciens et suit des études classiques de piano et de composition au conservatoire national à Buenos Aires;
Fasciné par les traditions et les fêtes populaires de son pays, par la musique des gauchos et par celles des communautés indiennes des hauts plateaux, Ariel Ramirez a une conscience profonde de l’identité métissée de l’Argentine. Il étudie l’histoire et les formes du tango, puis de la musique populaire argentine et sud-américaine. Jeune étudiant de 20 ans, il rencontre Atahualpa Yupanqui. « Le maître me dit : »Joue-moi une zamba ». Je lui réponds que je ne sais pas, parce que, faute d’argent, je ne suis pas allé au nord de l’Argentine écouter les guitaristes qui la jouent si bien. » Le lendemain, Atahualpa Yupanqui lui fait parvenir un billet de train, dix pesos, une adresse et trois noms. L’un d’entre eux est celui du musicologue Justiniano Torres Aparecido avec qui Ariel Ramirez parcourt ensuite les provinces à la recherche des secrets du folklore.

En Europe où il séjourne de 1950 à 1954, Ariel Ramírez poursuit des études musicales à Madrid, Rome et Vienne et approfondit sa connaissance des origines de la musique argentine, de la musique européenne du début du XXème siècle et des musiques traditionnelles de l’Europe centrale.

A son retour en Agentine en 1955, il entreprend une démarche de conservation et d’enrichissement du patrimoine musical traditionnel argentin: il collecte les chansons du folklore, rencontre tous les grands musicologues, auteurs-compositeurs et interprètes de la musique argentine et fonde la Compañía de Folklore Ariel Ramírez ayant pour objectif de valoriser les chants et danses traditionnels.

Pianiste classique confirmé et improvisateur vituose, il aime improviser des longues harmonisations métissant des musiques d’origines noire, indienne et européenne. Lors d’un séjour à Paris, il sollicite un soir du pianiste du bar de la Closerie des lilas d’emprunter le piano pour faire entendre à son interlocuteur quelques thèmes authentiquement indiens ; la richesse des mélodies et des rythmes captivent l’auditoire, les conversations cessent, des clients entourent le piano ; les applaudissements fusent lorsque Ariel Ramirez s’interrompt, inconscient de l’attention captée.

L’influence des traditions nationales

Cet attachement identitaire à la musique folklorique est largement partagé en Argentine. « Ce que nous appelons le folklore, ce n’est pas l’accessoire, c’est l’essentiel. C’est ce qui définit notre identité. Le folklore est une matière vivante, nous n’avons jamais cessé de jouer de ces instruments, de cultiver ce que nous étions avant l’arrivée des conquistadors », commente le musicien Luis Rigou.

Dans les années 60, se développe à Buenos Aires un mouvement musical traditionaliste, le nativisme, qui regroupe des compositeurs argentins qui réinterprétent les formes et les contenus folkloriques dans le but de les diffuser et les populariser.

La musique de Ariel Ramirez ne répond qu’en partie aux critères du nativisme puisque, malgré des racines traditionnelles affirmées, elle introduit des éléments étrangers au cadre rural argentin (comme un chœur mixte ou un piano dans la Misa Criolla). A la fois un musicien classique imprégné des musiques européennes savantes et populaires, et fin connaisseur des thèmes du folklore des grandes plaines, des hauts plateaux et des villes, Ariel Ramirez s’inscrit plutôt dans une démarche de confluence en vue de sublimer le métissage de la culture argentine.

Son oeuvre

Ariel Ramirez travaille avec des auteurs éminents comme Felix Luna (1925-2009) et Miguel Brasco (1926-2014). C’est sur des textes de Felix Luna qu’il crée Mujeres Argentinas, interprété par Mercedes Sosa, sur les luttes des femmes pour leur libération, Alfonsina y el Mar qui rend hommage à la poétesse Alfonsina Storni Martignoni (1892-1938), amie de Jorge Luis Borges et de Federico Garcia Lorca, qui s’est suicidée en 1938 et à son poême d’adieu, Voy A Dormir, la Cantata Sudamericana et plus tard la Misa por la paz y la justicia. Il a aussi composé plus de trois cents chansons « criollistas » (c’est-à-dire de tradition créole sud-américaine) devenues extrêmement populaires en Argentine et qui comptent quelques-uns des plus beaux airs contemporains.

L’année 1963 marque le début d’une période féconde avec la création de la Misa Criolla (1963), Navidad Nuestra (1964), La Peregrinación (1964); Los Caudillos (1965); Mujeres Argentinas (1969), et Alfonsina y el Mar (1969), la Cantata Sudamericana (1972), la Misa por la paz y la justicia (1981).

La Misa Criolla

La création de la messe

La Misa Criolla est composée en 1963.

Elle est écrite pour une voix soliste d’homme ou de femme, choeur mixte et ensemble instrumental traditionnel andin comprenant charango (guitare à 5 cordes), queña (flûte rustique), siku (flûte de pan bolivienne) et diverses percussions traditionnelles d’Amérique du Sud.

Elle est créée au printemps 1964 sous la direction de Jesus Gabriel Segade, avec le compositeur au clavecin, Los Fronterizos (un célèbre quartette vocal masculin argentin), le chœur de Cantoría de la Basilique del Socorro de Buenos Aires et des artistes locaux au charango (Jaime Torres) et aux percussions andines. C’est un triomphe. Elle est enregistrée en 1965 sous la direction de Ariel Ramirez. Elle est présentée en tournée européenne en 1967 ; la musique du folklore andin connaît alors un grand engouement. La tournée se clôture par une audition privée au Vatican devant le pape Paul VI. La Misa Criolla est de nouveau interprétée à Rome en la Basilique Saint-Pierre, le 12 décembre°2014, en présence du pape François pour la fête de Notre-Dame de Guadalupe, patronne des Amériques, sous la direction de Facundo Ramírez, fils du compositeur.

Ariel Ramírez projette longtemps de créer une une oeuvre d’inspiration religieuse, et c’est en 1963 qu’il se consacre à la composition d’une messe sur des rythmes traditionnels andins.
L’usage de l’espagnol aurait été suggérée au compositeur par des prêtres déplorant que leurs paroissiens ne puissent participer activement aux actes du culte lorsque celui-ci est servi en latin. La Misa Criolla donne ainsi aux fidèles le moyen d’exprimer leur foi de vive voix en toute intelligibilité.

La Misa Criolla est une des premières messes écrites en langue vernaculaire dans le sillage du concile Vatican II (1962-1965). Deux prêtes émérites réalisent l’adaptation litérale du texte liturgique latin que venait d’approuver le concile : Antonio Osvaldo Catena, ami d’enfance et alors président de la Commission épiscopale pour l’Amérique du Sud, et le père Alejandro Mayol, proche de Vatican II, « prêtre du peuple », animateur d’une émission de télévision, compositeur d’œuvres populaires et d’une Passion selon Saint Jean écrite sur des rythmes de folklore. Un autre prêtre, Jesus Gabriel Segade, travaille sur les arrangements choraux.

Plusieurs messes sud-américaines ont été composées à cette époque (Salvadore, etc). Certaines, jugées trop proches de la théologie de la libération, ont été réprouvées, telle la Misa Campesina Nicaragüense de Carlos Mejía Godoy. La Misa Criolla, fidèle aux textes liturgiques, écrite par d’éminents membres du clergé, est agréée.

La composition de la messe

La Misa Criolla suit le déroulement liturgique de la messe de l’église catholique romaine : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei. Mais elle est chantée en espagnol, est composée sur des mélodies et des rythmes populaires indigènes, utilise les instruments traditionnels du folklore argentino-indien et en emprunte la vitalité sonore et rythmique. Chaque partie de l’office est écrite sur un rythme particulier du folklore, choisi pour exalter les textes

Kyrie (Vidala-Vaguada)
 Le vidala est un rythme très ancien, initialement associé à la force et la vitalité, manifestant un élan lent, très posé. Les textes évoquent l’immensité, la solitude et l’aridité des hauts plateaux.
Ce rythme soutient ici l’imploration du croyant.
Gloria (Carnavalito, Yarivi) 
Le carnavalito est un rythme précolombien, support d’une danse très répandue dans les hautes plaines du nord-ouest de l’Argentine, accompagnant généralement des fêtes religieuses. C’est une danse de groupe pratiquée en cercle, où chaque danseur change tout à tour de partenaire, dont le tempo est plutôt rapide et le caractère très rythmé.
Ce rythme exprime ici l’allégresse des croyants. Le yaravi est un rythme de complainte lente et mélancolique remontant à l’ère inca, beaucoup utilisée par les missionnaires lors de la christianisation des populations. Les textes expriment les peines et les souffrances, la situation difficile du paysan, les privations de l’orphelin, la peine de l’amoureux éconduit.
Il sert un récitatif support de la prière.
Credo (Chacarera trunca) 
La chacarera est un rythme de danse ternaire et syncopé, originaire du nord de l’Argentine, descendant d’anciennes danses folkloriques d’origine européenne. Garçons et filles se font face en ligne ou en étoile, puis les pas se dansent à deux sur des figures traditionnelles et des improvisations.
Ce rythme est utilisé ici pour accentuer la profession de foi.
Sanctus (Carnaval cochabambino)
 Le carnaval cochabambino est un rythme de danse très enlevé, caractéristique des joyeuses processions indigènes des Andes lors des carnavals et de la fête de la Saint-Jean -ici dans un style caractéristique de Cochabamba au centre de la Bolivie-.
Agnus Dei (Estilo pampeano)
 L’Estilo pampeano est un style lyrique de la pampa dans lequel les textes expriment l’immensité et la solitude. 
Il exprime ici l’aspiration à la paix.

La musique traditionnelle

« En Amérique latine, la religion est associée à un sentiment très gai et très heureux. Parfois il y a de la danse même devant l’église, donc nous fêtons la messe », témoigne Eduardo Eguëz, musicien argentin.

La pratique d’une musique indigène (criolla) dans les offices religieux remonte aux débuts de la colonisation.
Dès le XVIè siècle, les évangélisateurs espagnols s’appliquent à remplacer les pratiques musicales indigènes « profanes » par l’apprentissage de mélodies simples et édifiantes, chantées en langue vernaculaire, servant l’enseignement chrétien.

La pratique de la musique polyphonique chantée par des communautés d’indiens pendant des offices religieux est rapportée dans les archives des missions, tel ce texte du missionnaire basque José Cardiel qui relatait en 1771 dans « Brève relation des missions du Paraguay » sur la participation musicale des indigènes à la célébration de la messe dans les missions guaranis : « Tous les jours ils chantent et jouent la Misa […]. Lorsque la messe commence, ils jouent des instruments de bouche et parfois des instruments à cordes, même les uns et les autres […]. Ils chantent en toute harmonie, ampleur et dévotion qui attendrissait le cœur le plus dur. Et comme ils ne chantent jamais avec vanité et arrogance, mais en toute modestie et comme les enfants sont innocents, et comme il est telle la qualité de leur voix qui pourraient briller dans les meilleures cathédrales d’Europe ; est grande la dévotion qu’ils causent »

Rédigé par Françoise MATHIEU (Alto)