La Misa a Buenos Aires (Misatango)

Martín Palmeri (1965-)

Pour l’oeil et pour l’oreille :
La Misa a Buenos Aires (Misatango) le 22 septembre 2018 au Funkhaus de Cologne, avec le compositeur Martín Palmeri lui-même au piano.

Le compositeur

Sa carrière

Né le 19 juillet 1965 à Buenos Aires.

Etudes de chant, de piano, de composition, de direction chorale et de direction d’orchestre.

Compositeur, pianiste, chef de choeur et chef d’orchestre.
Chef de choeur très actif, ayant dirigé de nombreux ensembles vocaux argentins.
Compositeur d’œuvres pour chœur, opéras, œuvres symphoniques, pièces de musique de chambre.
Récipiendaire de plusieurs prix de composition.

D’abord assez confidentielle, la musique de Palmeri a progressivement gagné en notoriété. La Misa a Buenos Aires, dite Misatango, est aujourd’hui régulièrement jouée dans les églises du monde entier. Le compositeur est souvent invité à la diriger ou à tenir la partie de piano. En 2016, un concert au Carnegie Hall à New York célébrait le vingtième anniversaire de la création de l’oeuvre, sous la direction du compositeur avec la participation de plus de trois cents choristes venus d’Europe, d’Amérique du Sud et des Etats-Unis.

En France, plusieurs choeurs mettent des œuvres sacrées de Palmeri au programme de leurs concerts, la Misa a Buenos Aires est enregistrée au disque en 2016 et un chœur commande au compositeur d’une oeuvre chorale profane écrite sur des rythmes du tango.

Son oeuvre

Deux termes s’attachent particulièrement à Martin Palmeri : tango et musique vocale. Palmeri est profondément imprégné de la musique de tango de son pays natal ; « chez Palmeri, tout est tango » selon les mots d’un observateur musical.

L’œuvre de Martin Palmeri aborde tous les genres :

Musique profane, avec Mateo, opéra (1999), Fantasia Tanguera (2000), Présages, concertos pour violoncelle (2001), Concerto pour bandoneon (2004), Song of Distance (2010), Tango del Bicentenario, Dance Concert, Black and black, On the four seasons, etc ;

Oeuvres sacrées, toutes écrites sur des rythmes et sonorités de tango, avec la Misa a Buenos Aires (Misatango) pour mezzo-soprano, choeur, bandonéon, piano et cordes (1996), l’Oratorio de Navidad (2003), le Magnificat pour soprano, mezzo soprano, choeur, bandonéon, piano et cordes (2012), le Gloria (2014).

L’influence des traditions nationales

Musicien de formation classique, Palmeri se fonde sur la tradition musicale « savante » pour le choix des genres, des formes et des textes, pour la composition et l’écriture. Portègne profondément imprégné de tango, il en utilise le caractère, les rythmes, l’instrumentation et les sonorités. Et il fusionne les deux influences.

Au cours du XIX et du XXè siècles, de nombreux compositeurs classiques ont recherché inspiration ou identité dans les traditions musicales nationales -Dvorak, Smetana, Bartok, Stravinsky, Falla…- et ont mêlé les apports des musiques savantes et traditionnelles.

En Argentine, dans les années 1960, alors que le tango décline devant le succès de nouvelles musiques et trois décennies de censure, de violences et d’instabilité politique et sociale, Astor Piazzolla s’attache à croiser les influences (musique savante, jazz…), faisant émerger un courant nouveau qu’il dénomme le tango nuevo.

Le tango est si étroitement associé à l’essence du peuple argentin depuis un siècle, que les compositeurs argentins l’introduisent dans leur musique pour s’inscrire dans une identité et un sentiment nationaux.

En matière de musique sacrée, d’autres compositeurs ont accompagné la liturgie de l’office catholique par des musiques empreintes d’influences populaires. Comme avant lui en Argentine, Ariel Ramirez dans la Misa Criolla sur des textes espagnols et des sonorités argentines et boliviennes (1963), et après lui, par exemple, au Royaume-Uni, Bob Chilcott dans la Little Jazz Mass sur des textes latins et des harmonies et des rythmes de jazz (2004).

La Misa a Buenos Aires, dite Misa Tango

Une musique de tango pour chœurs

La Misa a Buenos Aires (la messe de Buenos Aires), dite Misatango, est écrite pour choeur, mezzo-soprano solo, bandonéon, piano et ensemble à cordes (violons, altos, violoncelles et contrebasse).
Elle est créée à Buenos Aires le 17 août 1996 par l’Orchestre symphonique national de Cuba, avec les choeurs de la faculté de droit de l’Université de Buenos Aires et le chœur polyphonique municipal de Vicente López -choeur auquel l’oeuvre est dédiée‐, avec Julio Pane au bandonéon et la soprano Mariela Juni, placés sous la direction de Fernando Alvarez.

C’est aux choristes de Martin Palmeri que l’on doit la composition de la Misatango :

« J’étais à la fois chef de chœur et pianiste dans un orchestre de tango. Comme il n’existe pas de répertoire de tango pour chœur, mes choristes me demandèrent un jour d’écrire l’arrangement pour choeur a cappella d’un air de tango du répertoire. Ce fut un véritable désastre. Le tango est une culture, un mode de vie qui implique même une façon de marcher. Or le chœur sonnait totalement « européen », ne sonnait pas « argentin » et les voix solistes se perdaient et n’apportaient rien. J’ai donc compris qu’il fallait écrire une œuvre originale. Comme, à cette époque, je m’intéressais beaucoup à la musique religieuse, j’ai décidé d’écrire une messe, en gardant le latin qui, pour moi, est la langue chorale par excellence. J’ai commencé à chanter le Kyrie sur un thème de tango et puis le Kyrie s’est terminé naturellement. Le reste de l’œuvre a ainsi suivi. »

« Cette oeuvre a été écrite avec l’intention d’offrir à mes choeurs une oeuvre symphonique chorale qui puisse nous rapprocher du répertoire du tango. En effet, en travaillant avec mes choeurs, j’ai constaté à quel point l’interprétation de tangos du répertoire par des chorales est particulièrement difficile et complexe. Cette oeuvre est donc ici un hommage aux choeurs et au tango ainsi qu’à ses créateurs. Mais elle est aussi issue d’une production spontanée, fruit de mon expérience, comme chef de choeur, pianiste et arrangeur de tango. Le fait que, de nos jours, de nombreux choeurs à travers le monde l’interprètent me remplit de bonheur. »

Une œuvre liturgique classique

La Misatango respecte strictement le déroulement liturgique de la messe et les textes sont chantés en latin.

Se succèdent : 1. Kyrie 2. Christe eleison 3. Gloria 4. Qui tollis 5. Quoniam tu solus sanctus 6. Credo 7. Et incarnatus est 8. Crucifixus 9. Et resurexit 10. Credo in spiritum sanctum 11. Sanctus 12. Pleni sunt coeli et terra 13. Benedictus 14. Agnus Dei 15. Dona nobis pacem.

La fusion des sources et des genres

La Misatango marie donc les textes liturgiques du rite le plus sacré de l’Eglise avec les rythmes et les sonorités d’une danse très profane.
« La Misatango n’est pas un tango proprement dit, expliquait le compositeur à Radio Vatican. Elle reste une messe de structure classique : les textes, en latin, et la structure sont les mêmes que ceux utilisés pour les grandes messes de Mozart et Haydn ; elle ne fait que reprendre dans l’orchestration des éléments musicaux du tango. […] Il ne s’agit pas d’un tango traditionnel, un de ceux sur lequel traditionnellement on danse, mais d’une variante plus moderne d’avantage apparentée au Tango Nuevo d’Astor Piazzola. […] J’aime cette fusion entre le domaine religieux et la musique du tango. »

L’œuvre est marquée par le rythme dansant, lancinant du tango, ses accents envoûtants et tragiques, les contrastes, les changements de caractère et de rythme, les consonances mélancoliques du bandonéon qui dialogue avec le chœur et l’orchestre.

Les couleurs du tango servent le parcours spirituel qui traverse l’œuvre, illustrent les textes sacrés, en intensifient la tension dramatique. La messe débute par un Kyrie insolent, traverse un Agnus Dei empli de pathos et s’achève sur un Dona nobis Pacem fervent et un final apaisé. La vitalité et la sensualité du tango exaltent le rite.

La musique de tango témoigne de la présence de l’âme du peuple argentin.

Le tango et l’église catholique

Pendant un siècle, l’identité sulfureuse de cette musique de danse ostensiblement sensuelle née dans les bas-fonds miséreux de Buenos Aires, tient le tango à l’écart de la société bien-pensante et de l’Eglise. Au début du XXème siècle, lorsque les salons parisiens des Années folles découvrent et adoptent avec fureur cette nouvelle danse, l’archevêque de Paris demande (sans succès) à Pie X sa mise à l’index !

Après des décennies d’ostracisme, certains dans l’Eglise reconnaissent dans cette musique une « inquiétude métaphysique » partagée par des croyants et voient dans son intégration aux rites la traduction de l’affirmation de la place en son sein du peuple argentin et des communautés les plus défavorisées. Le tango entre à l’église, au même titre que les musiques traditionnelles des communautés rurales furent intégrées aux pratiques liturgiques au XVIème siècle.

L’accession à la dignité pontificale de Jorge Bergoglio, jésuite argentin, ancien archevêque de Buenos Aires, a pu contribuer à l’acceptation du tango par L’Eglise. Lors d’entretiens et d’interviews, Jorge Bergoglio déclare : « J’aime beaucoup le tango. C’est une musique profondément ancrée en moi. » ou encore : « C’est plus fort que moi, j’adore ça. » En 2013, pour rendre hommage au pape nouvellement élu, Martin Palmeri est invité à jouer la Misatango en l’église vaticane Saint-Ignace de Loyola pour l’ouverture du prestigieux Festival international de musique et d’art sacré de Rome dédié au Souverain Pontife.

Un chef de chœur français qui dirige périodiquement la Misatango témoigne que « si de nombreux curés sont très chaleureux à l’idée d’accueillir notre choeur pour jouer [cette] oeuvre, certains sont beaucoup plus réticents. Mais lorsque nous leur disons que le Pape l’a fait jouer dans une église au Vatican, cela lève les réticences. »

Rédigé par Françoise MATHIEU (Alto)